Les marais salants sont les rescapés d'une marina géante

Article par Olivier Brumelot

"Guérande, un peu de la beauté du monde" un film de Sophie Averty, produit par .Mille et Une Films avec la participation de France Télévisions

En 1971, un groupe d’étudiants néo-ruraux épaulés par des fils de paludiers entamaient un bras de fer pour préserver le marais de Guérande de la construction d’une route à 4 voies. Une ZAD avant l’heure qui a permis la préservation du paysage et la relève d’un métier promis à l’oubli.

Publié le 19/11/2021 à 12h26 • Mis à jour le 23/11/2021 à 10h16

© Sophie Averty / Mille et Une Films

Loire-Atlantique

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"Dans le Panthéon des luttes paysannes qui ont réussi, il y a le Larzac et Guérande". Alain Courtel qui s’exprime ainsi au début de «Guérande, un peu de la beauté du monde» sait de quoi il parle : né à Pornichet, parti jeune élever des chèvres dans l’Aveyron pour revenir ensuite militer pour la défense du marais menacé dans les années 70, il est l’un des acteurs de ce combat.

C’est avec lui et quelques autres, septuagénaires aujourd’hui, que la réalisatrice Sophie Averty nous raconte l’aventure collective et militante qui a permis non seulement le sauvetage d’un paysage et d’un milieu exceptionnels, mais aussi l’émancipation de toute une profession qui a su prendre son destin en mains. Un héritage précieux et fragile, que les jeunes paludiers qui prennent la relève aujourd’hui s’emploient à préserver.

L’histoire du sel de Guérande, produit nimbé d’un certain prestige aujourd’hui, révèle un retournement complet de situation. En 1971, le sel ne vaut pas grand-chose et le gros sel, encore moins. Les négociants, Salins du Midi en tête font la promotion du sel raffiné, et inonde l’Ouest de sel produit en Méditerranée. Les paludiers Guérandais gagnent une misère.

Mon père était paludier et maçon. Il m’a dit que pour gagner ma vie, il fallait que j’aie un métier, pas que je prenne sa suite dans le marais. Alors à 16 ans, je suis devenu apprenti plombier. Avec l’essor du tourisme dans la presqu’île de Guérande, il y avait beaucoup de travail dans le bâtiment.

François Lecallo

© Sophie Averty / Mille et Une Films

Le développement de l’industrie touristique a certes créé de l’emploi, mais il a bien failli sonner la fin des marais salants. Mal rémunérés, les paludiers sont de moins en moins nombreux et dans les années 60, le marais est de moins en moins bien entretenu. Dans des salines laissées à l’abandon, on ne se gêne plus pour venir déverser ses ordures. Le documentaire nous montre des archives incroyables de décharge à ciel ouvert en plein marais, souvent alimentées par les employés municipaux des communes de la presqu’île.

Alors, quand le Maire de La Baule Olivier Guichard annonce à la fin des années 60 la création d’une route à 4 voies pour désengorger sa ville dont la population monte à 150 000 résidents l’été, c’est à travers les marais salants que le tracé est imaginé.

Jeune étudiant en sociologie à l’époque et surveillant d’internat à La Baule pour financer ses études, Charles Perraud apprécie le marais où il se promène souvent. 50 ans après, alors qu’il transmet sa saline à Thibaut, jeune trentenaire venu de Montreuil pour s’installer comme paludier à Guérande, Charles ne s’est jamais lassé de la beauté du lieu. Ses lumières changeantes, le contact avec la nature et les éléments lui procurent un plaisir intact. Pourtant, comme d’autres soixante-huitards qui comme lui s’étaient retrouvés à Guérande pour s’opposer au projet de rocade, rien ne le prédestinait au métier de paludier.

Jeune paludière d’aujourd’hui et présidente de le coopérative des Salines de Guérande, Charlotte Le Feuvre trouve les mots justes pour retracer cette saga militante. 

C’est une ZAD qui a réussi. C’est la richesse des gens qui sont venus de l’extérieur qui ont permis au marais de trouver un second souffle et devenir ce qu’il est aujourd’hui.

Charlotte Le Feuvre

"Déjà à l’époque, un autre monde était possible" sourit Alain Courtel. De fait, lui et d’autres étudiants comme Charles qui n’ont ni père paludier, ni compétences dans la récolte du sel, et qui pour certains ne sont même pas de la région ont décidé de mener la fronde contre le projet de rocade.

© Sophie Averty / Mille et Une Films

Une mobilisation militante énergique et inventive : en plus des classiques manifestations, collage d’affiches, distribution de tracts, recours en justice, les "cheveux longs" ou les "beatniks" comme les surnomment les habitants méfiants ont monté une pièce de théâtre : "Presqu’île à vendre". Dans son documentaire, Sophie Averty nous en montre un extrait savoureux, qui édifiera celles et ceux qui tiennent les Anonymous pour une création récente.

Ce mode particulier de sensibilisation aura la vertu d’ouvrir le débat avec les populations locales après les représentations, ce qui finira par faire pencher la balance du côté du refus du projet de rocade.

"Pour compléter le financement des travaux indique Charles Perraud, il fallait que les communes mettent aussi la main à la poche." Les militants viennent régulièrement assister aux conseils municipaux pour montrer leur présence aux élus à qui l’on demande de voter les budgets en faveur du projet. Eveil citoyen, prise de conscience nouvelle d’un patrimoine naturel à protéger ? Quoi qu’il en soit, les élections municipales de 1977 voient plusieurs communes de la presqu’île basculer. Les unes après les autres, elles se désengagent.

En 1978, c’en est fini du projet de 4 voies à travers les marais salants.

Après un si long combat mené ensemble, les choses ne pouvaient pas s’arrêter là. Pour Charles, Alain, les « intellos » mais aussi François, ou Olivier Péréon, les fils de paludiers, le désir de vivre dans le marais, et de vivre du sel marque une bascule. Dès le début de la contestation, ils ont été quelques-uns à se lancer dans le métier. Il fallait occuper le marais pour compliquer les expropriations, racheter des œillets. Charles raconte à Sophie Averty qu’il lui a fallu trois ans pour maîtriser le métier.

Mais là encore, l’aventure est collective. Elle a un sens : occuper le marais pour le préserver.

© Sophie Averty / Mille et Une Films

Par nécessité, car l’entretien des salines et le travail tellement physique de l’argile ne peuvent s’effectuer que par l’entraide. L’idée germe donc chez ces nouveaux paysans de la mer de créer une formation de 10 mois,  afin d’attirer la relève. Le mélange entre jeunes étudiants et jeunes du marais restés au pays est fructueux. François Lecallo en parle comme d’une ouverture.

Le temps de la formation se constitue un binôme paludier-stagiaire. Charles l’affirme : "Cette formation a donné de la valeur à un savoir-faire jusqu’ici méprisé. Les paludiers, c’étaient les culs-salés, ils n'étaient bon qu'à ça. Et on a vu au fil du temps des gens qui avaient honte d’exercer ce métier à la fierté".

Une transmission in extremis : si la formation n’avait pas eu lieu, tout le savoir-faire paludier aurait été perdu en une génération.

Apprendre le métier soit, mais en vivre c’est une autre histoire. C’est dans la recherche de l’émancipation économique que la saga des paludiers Guérandais trouve son second souffle. Pourquoi faire venir des jeunes apprendre le métier pour gagner si peu ? Charles comme beaucoup d’autres court les petits boulots à côté pour joindre les deux bouts. Les années 80 sont économiquement difficiles pour les paludiers, et les Salins du Midi à qui leur production est vendue maintient des prix bas.

Les jeunes y croient : on peut faire du sel de Guérande un produit noble et rémunérateur. Une démarche qui aboutira en 1988 à la création d’une coopérative, dans laquelle ils investiront chaque année pour la doter de bâtiments, d’équipements. Rapidement, 3 années de stocks sont constitués pour parer aux coups durs.

Les prix eux, restent bas et comme le confie François, il fallait avoir les reins solides. Les coopérateurs franchissent ensuite une étape supplémentaire : ils veulent vendre aux Salins du Midi du sel conditionné et non plus en vrac. Face au refus du négoce, ils décident de le commercialiser eux-mêmes. Des adhérents quittent la coopérative, pensant cette orientation vouée à l’échec "Une prise de risque insensée" s’exclame Charlotte admirative. Mais qui sera décisive.

De 1997 à 1999, le prix du sel augmentera de 40%. Pari gagné. Une augmentation neutre pour le consommateur, mais bénéfique aux paludiers qui se sont dispensés d’intermédiaire et qui bénéficient désormais de la marge.

© Sophie Averty / Mille et Une Films

Tous les paludiers de la presqu’île ne se sont pas jetés dans l’aventure. Des dissensions demeurent, exacerbées au moment du naufrage de l’Erika et de la pollution qui s’en est ensuivie. De quoi ranimer la flamme militante des coopérateurs : ils s’opposent à l’ouverture du marais à la mer, pour éviter les salissures durables du pétrole dans les marais salants. Leur stock leur permettait de passer une ou deux années sans récolter de sel. Les paludiers non adhérents à la coopérative n’étaient pas d’accord et les conflits ont été rudes.

Il a fallu aussi se battre contre les pouvoirs publics et les collectivités qui assuraient un peu vite que la pollution liée à l’Erika était résorbée quand elle ne l’était pas encore. Les enjeux touristiques, encore une fois, n’étaient pas du côté de la nature et du travail des hommes.

Au final, les dissensions se sont tassées et  la fermeté des coopérateurs a permis que l’image des marais de Guérande et de leur production sorte grandie de cet épisode.

Au terme d’un récit brillamment mené, riche d’images de toute beauté grâce au recours au drone "Guérande, un peu de la beauté du monde" fait la démonstration qu’une mobilisation "contre" peut se transformer en une formidable construction "pour" : pour le respect d’un paysage dessiné par l’homme depuis 2000 ans, pour la faune et la flore qu’il abrite, et pour la juste place de l’activité humaine qui en vit tout en l’entretenant.

© Sophie Averty / Mille et Une Films

D’autres défis se présentent aujourd’hui à la génération nouvelle qui succède à celle des pionniers, en premier lieu le dérèglement climatique et le spectre d’une élévation du niveau des océans. Dans leurs salines, Thibaut le néo-rural qui a déserté la région Parisienne et Charlotte, la fille de paludier sont prêts à prendre le relais.

Sauront-ils garder l’énergie collective et l’outil coopératif dont ils ont hérité ? Charles n’est pas inquiet.

On nous a traités d’utopistes, mais on a prouvé qu’on pouvait changer ce qui semblait inéluctable. C’est la même chose aujourd’hui. On trouvera des solutions, on ne sait pas encore lesquelles, mais on trouvera !

Charles