• Notre relation au sel depuis des millénaires

Le texte est tiré du dernier livre de Baptiste Morizot publié aux éditions Acte Sud dans la collection MONDES SAUVAGES.

Un livre majeur pour nous qui cherchons des façons de modifier nos perceptions du monde et qui voulons procéder à la transition de nos modes de vie. Il s'agit de réintroduire le vivant et le sensible dans notre quotidien, au travail ou dans la vie courante.

Lecture:

“A chaque repas, nous accomplissons un geste d’une portée rituelle majeure. Un culte des ancêtres qui n’a pas été révélé jusqu’ici. Plongeant trois doigts dans un pot de gros sel pour en jeter une poignée dans une casserole, comme la sorcière jette une substance magique dans la potion. Ou saisissant négligemment la salière pour, comme le moine zen son gong, la secouer rythmiquement trois fois au-dessus de l’assiette : nous salons.

C’est un rituel quotidien, dont on aperçoit peu les protagonistes immémoriaux : ceux envers qui il rendent son culte discret.

Nous avons en effet besoin de manger du sel tous les jours pour maintenir notre équilibre métabolique (c’est la pression osmotique). Nous pouvons nous maintenir sur la terre ferme « seulement parce que notre corps abrite une énorme quantité d’eau salée ». Mais d’où vient que nous sommes composés d’eau salée, et voués quotidiennement à la malédiction de reconstituer de l’extérieur cette salinité intérieure ?

Le métabolisme qui est le nôtre fonctionne grâce à des pompes ioniques qui font circuler sodium et potassium à partir des différences de concentration et de charges électriques des ions. Dans les neurones, ces pompes permettent la communication entre cellules.

C’est-à-dire que toute l’activité nerveuse et cérébrale a besoin de ce sel. Pour lire ces lignes, votre corps active ces pompes à sodium. Tout votre éveil en dépend. Mais d’où vient que ces pompes constitutives fonctionnent avec du sodium, c’est-à-dire du sel ?

Notre besoin en sel, en fait, est un héritage secret de notre long passé aquatique : de ces quelques milliards d’années où nos ancêtres ont vécu dans un milieu océanique dont la salinité était forte. Ce faisant, ils incorporaient dans leurs échanges avec le milieu une eau salée, eu point de devoir réguler leur salinité interne. L’évolution a saisi cette opportunité pour utiliser les forces électriques des ions sodium, de manière à faire fonctionner les pompes à circulation de matière et d’énergie qui fondent l’activité métabolique de l’organisme humain actuel.

Ce besoin actuel de sel, d’eau salée destinée à gorger les tissus vivants, est le souvenir organique de la mer emmenée avec nous sur la terre. Au Paléozoïque, vers la fin du Dévonien, il y a trois cent soixante-quinze millions d’années environ, lors de la terrestrialisation, les tétrapodes qui sont nos ancêtres sont sortis de l’eau pour explorer la terre ferme. Mais la mer est restée au-dedans comme un souvenir de chair, incorporé en nous sous la forme des besoins en sel nécessaires pour fonctionner, c’est-à-dire vivre.

Le sel nécessaire à un organisme qui a été fait dans la mer, par la mer : qui y a trouvé la matière première même de sa constitution. Cette eau salée dans laquelle nous baignions constitue les sept dixièmes de notre organisme, encapsulée dans nos tissus. L’eau salée qui coule dans nos veines n’est que la rémanence concrète de l’eau de mer des océans primordiaux, cette eau qui constituait notre élément originel, amniotique, constitutif. L’hypothèse neutre pour défendre cette idée est l’expérience de pensées suivantes : un animal qui aurait évolué depuis le début sur terre ne serait pas constitué par les mêmes besoins physiologiques en sel. Manger du sel, alors, c’est reconstituer en soi le milieu originaire : la part d’océan qu’on a emporté avec nous lorsque nous sommes sortis des eaux. (Se souvenir de l’océan à chaque fois qu’on sale. De ce qu’on lui doit ?). “